Des ruines au tourisme:
une Syrie que vous ne connaissiez pas
Par Jacqueline Babieva
«Le sentiment le plus agréable était de sortir de l'avion à Damas et de sentir cette odeur caractéristique du mélange de parfums arabes, de l'humidité et du jasmin. Certains ne l'apprécient pas, mais pour moi c'est l'odeur de la maison, qui m'a tellement manqué et que je voulais tant sentir à nouveau.»

Ainsi commence le récit de Jacqueline, jeune femme de 26 ans pour qui la Russie et la Syrie sont ses deux patries. Revenue en Syrie après plus de quatre ans, elle partage ses impressions avec Sputnik.
«Je m'appelle Jacqueline, mon père est Syrien, ma mère est Russe, c'est pourquoi j'ai passé la majeure partie de ma vie entre les deux pays. Pendant toute ma scolarité j'ai passé mes vacances en Syrie, tout comme pendant mes années universitaires. Bien sûr, quand j'ai commencé à travailler, j'y voyageais moins, puis… la guerre est arrivée. Mais mes parents vivent encore en Syrie, mon père travaille, cette année j'ai enfin réussi à me rendre dans mon pays bien aimé.
«Je ne vous permettrai pas de partir en Syrie!»
La dernière fois je me suis rendue en Syrie, c'était il y a quatre ans et demi, en janvier 2014. Honnêtement, je n'avais pas peur de m'y rendre, j'ai décidé cet hiver qu'il fallait absolument partir en Syrie pendant l'été. Seva (son mari) n'avait pas peur parce qu'il savait déjà beaucoup de choses sur le pays par mon intermédiaire. Nous lisons la presse en arabe, mais aussi les réseaux sociaux de nos connaissances syriennes.
Nous avons vécu toute une histoire au printemps, quand Trump a commencé à parler d'une éventuelle attaque contre la Syrie. Mon beau-père, le père de Seva, a dit: «Je ne vous permettrai pas d'aller en Syrie, je mangerai vos passeports, vous ne partirez nulle part.» Nous avons eu beaucoup de mal à persuader les parents de mon mari que c'était sûr, parce que mon père ne se porterait pas garant si ce n'était pas sûr, parce que je suis sa fille, qu'il m'adore, que je suis sa seule fille, etc. Il fallait plutôt convaincre les personnes de notre entourage.
Les amis de Seva, ses collègues, ont réagi très brusquement: comme si nous partions en Syrie pour la dernière fois. Néanmoins, nous avons réalisé notre rêve et cet été nous avons pris un vol direct Moscou-Damas pour voir ma seconde patrie.
Le retour à la maison
Nous sommes arrivés à Damas, puis nous sommes partis à Lattaquié. Je voudrais raconter plus en détail ce périple. Certes, je m'attendais à ce que l'agglomération de Damas et une partie des abords de la ville soient détruits, mais pas à ce point. On a d'abord pris le taxi jusqu'à la gare routière et tout allait bien - tu reconnais ta ville préférée, tout va bien. Mais une fois arrivés à la périphérie, tout à coup nous avons vu des quartiers entiers rasés, et honnêtement les premières impressions de la route étaient assez étranges, difficiles à expliquer.

J'avais les larmes aux yeux en me rappelant de cette route bordée de maisons riches et belles. Par la suite, j'ai regardé d'anciennes photos pour me souvenir de ce qui se trouvait à cet endroit, j'essayais de me souvenir de la vie pacifique.
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Puis, un changement brusque s'est produit quand nous avons traversé Homs et franchi la limite où se termine le désert et où commence le climat méditerranéen. Les maisons sont complètement différentes, on voit que pratiquement rien n'a été touché. Même mon mari a remarqué que la vue était différente et que régnait un certain sentiment de calme. Il avait eu un peu peur, bien sûr, en voyant des maisons détruites.
J'avais les larmes aux yeux en voyant comment mon pays avait changé. Ces larmes exprimaient un sentiment très mitigé. D'un côté, des larmes de tristesses, et de l'autre des larmes de joie parce qu'au moins ici, à Lattaquié, tout était terminé. Il n'y a plus d'affrontements, alors qu'il y a six mois ma mère me racontait qu'elle était assise avec mon père à Damas dans un café, dans la rue, et qu'ils entendaient des combats et des tirs dans ces banlieues.
Ce n'est plus le cas aujourd'hui, en passant on comprend que tout est calme. Il y a de nombreux postes de contrôle sur la route pour le contrôle d'identité, mais ils donnent plutôt un sentiment de sécurité et de contrôle plutôt que de peur et de panique.
Une autre Syrie
Les gens ne connaissent aujourd'hui que la Syrie en guerre, mais il y a également une autre Syrie. Ainsi, à Lattaquié, tous les hôtels affichent complet jusqu'à la fin de l'été, c'est assez difficile de trouver une chambre, un chalet libre - ces maisons particulières populaires en bord de mer. Si, par le passé, nous recevions des visiteurs des pays du Golfe, à présent ce sont des voitures de Damas, de Homs et d'Alep qui circulent dans la ville les vendredis, samedis et dimanches, parce que les gens ont effectivement commencé à revenir à la vie normale et à s'en réjouir. Bien sûr, il est dommage que tout soit devenu très cher à cause de l'inflation.
Mais il me semble que le peuple syrien ne peut être vaincu, parce que les Syriens sont des gens extrêmement optimistes capables de faire quelque chose à partir de rien. Comme s'ils disaient: «Je n'ai pas d'argent, mais j'ai toujours de la nourriture je ne sais d'où». Ils trouvent également la possibilité de voyager.
Nous avons été à Lattaquié, à Damas, nous avons visité la ville de Baniyas près de Lattaquié. Des activités militaires s'y sont également déroulées il y a deux ou trois ans. Nous sommes allés jusqu'à Tartous, mais pas pour longtemps. Nous avons visité le mont Kessab, à la frontière turque - où se situe le village arménien du même nom, qui a été pratiquement rasé par le Front al-Nosra.
Nous avons également visité une autre ville dans les montagnes. Il y a également des vues magnifiques, des restaurants, du tourisme. Depuis ces hauteurs, on aperçoit Idleb, où se trouvent encore les terroristes et les radicaux. Autrement dit, tu es assis avec ta famille et tes amis au restaurant, tu ne vois rien ni n'entends de coups de feu. Mais nos proches nous ont averti qu'il ne fallait pas avoir peur si nous entendions quelque chose: les terroristes sont loin, mais l'acoustique est bonne.

Nous avons également pu voir des plages magnifiques près de Lattaquié, les anciennes forteresses. Par exemple, la citadelle Saladin inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco depuis 2006, avec le Krak des Chevaliers, fort des Hospitaliers.
La Syrie reste un pays accessible aux touristes. Une course en taxi à Lattaquié coûte tout au plus 75 cents, quelle que soit la destination, à Damas 2-2,5 dollars. Le café est à 1,5 dollar. Je pense que dans 5-7 ans, quand la guerre se terminera, la Syrie deviendra un paradis pour touristes et pas seulement. Pour la Russie, la Syrie pourrait se substituer à l'Égypte et à la Turquie en tant que destination touristique.

A ce que je sache, des compagnies russes ont déjà signé de très nombreux contrats pour la construction d'hôtels en Syrie. Il y a une mer magnifique, de nombreuses curiosités historiques, une très bonne nourriture et des gens qui apprécient réellement les Russes - pour l'instant du moins.

La nourriture est un sujet à part, qui mérite une attention particulière. Elle m'avait beaucoup manqué. Mon père a spécialement acheté des beignets cuits au four pour le jour de notre arrivée. J'en rêvais depuis trois ans. Mon mari a vraiment aimé toute la nourriture, il a dit qu'il avait mangé le meilleur kebab de sa vie, et le meilleur kenafeh.
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Étant donné que c'était son premier contact avec la Syrie, j'attendais sa réaction - et je suis ravie qu'il ait aimé. Il y a eu un moment intéressant, un jour qu'à 4 heures du matin nous sommes entrés dans un restaurant qui était rempli, notamment de femmes assises seules, aussi bien portant le voile que sans. Ici les femmes sont assises seules dans un restaurant à 4 heures du matin, fument la chicha et se sentent bien. La vie revient effectivement et c'est très réjouissant.

J'attirais beaucoup d'attention parce que mon mari a le teint basané, c'est pourquoi j'étais plus souvent prise pour une étrangère que lui, et ils étaient étonnés quand je commençais à parler arabe à la perfection. Quand on nous demandait d'où nous venions et que nos interlocuteurs comprenaient que nous étions originaires de Russie, les gens disaient: «Merci à la Russie, bienvenue dans notre pays, nous vous sommes reconnaissants» etc. Le plus intéressant, c'était avec le passeport de Seva. Aux postes de contrôle les passeports sont récupérés: ils prenaient mon passeport syrien et celui de ma mère pour les vérifier, alors qu'ils regardaient seulement la couverture de celui de Seva en disant: «Oh, tu es Russe, ça va.» Certains le prenaient pour un militaire russe, c'est pourquoi l'attitude était extrêmement bienveillante.
Des Syriens changés
La guerre transforme bien des choses, et même les gens. Peut-on dire que le caractère des Syriens a changé pendant les années de guerre? J'ai évidemment comparé avec ce qui se passait il y a 4 ans et demi, quand j'étais revenue en Syrie après une absence d'un an et demi. J'étais vraiment déçue, je pleurais constamment en voyant comment les gens avaient changé, qu'ils étaient devenus plus méchants et méfiants. Parce que le peuple syrien se distingue en principe par sa générosité et sa confiance. Les gens ne fermaient pas leur logement et leur voiture, mais désormais on voyait qu'ils se méfiaient les uns des autres. Surtout des étrangers.

Aujourd'hui je reconnais ma bonne vieille Syrie, parce que les gens ont commencé de nouveau à s'ouvrir, à aider. De plus, ils se sont simplement habitués à la guerre. Tout comme moi. En 7 ans, j'ai développé une immunité aux nouvelles en provenance de Syrie.
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Au début de la guerre je pleurais tout le temps, j'avais en permanence l'impression de n'être pas à ma place, qu'il me fallait partir d'urgence de Moscou pour faire quelque chose en Syrie, pour aider mon pays. Maintenant je regarde moins les informations, je lis davantage ce qu'écrivent mes amis, mes connaissances et les blogueurs syriens. Si quelque chose se produit à proximité immédiate de mes proches, je les appelle immédiatement pour savoir si tout va bien.

Mais, malheureusement, avec les années, je suis certainement devenue plus insensible. Évidemment je suis triste, évidemment ça me fait très mal, mais je ne peux rien y faire. Je voudrais vraiment apporter quelque chose pour le rétablissement de la Syrie. Mais il n'y a plus d'hystérie, je me suis résignée au fait que cela arrive chaque jour, et qu'un jour, avec l'aide de Dieu, tout cela se terminera. Voilà ce que signifie l'expression arabe «Inch'Allah».
Les Syriens ont la même vision des choses. Nous avons parlé à un Syrien vivant dans un immeuble touché par les Tomahawk de Trump. J'ai demandé: «Comment cela se passe? Vous vous réveillez la nuit parce que votre immeuble est bombardé?» Il a répondu: «Nous avons compris que nous n'avions pas été touchés, c'était le palier voisin, et nous avons continué de dormir». Malheureusement, ou peut-être heureusement, la sensibilité durcit et on cesse le ressentir.
Il y a encore un an et demi, les gens avaient une certaine apathie, basée sur l'idée que la guerre était pour toujours, qu'elle ne se terminerait jamais. Alors qu'aujourd'hui il ne reste plus qu'à libérer Idleb pour que tout aille bien. Nous étions en Syrie quand a été commis l'attentat de Soueïda, qui a fait plus de 200 morts, mais cela n'a pas brisé le moral du peuple syrien. Nous savons que nous ne pouvons pas y échapper, que malheureusement cela se poursuivra, mais en fait il nous reste à libérer un petit territoire et nous pourrons vivre normalement. Je vois mon peuple très enthousiasmé par la reconstruction progressive d'Alep, de Homs, par exemple, par le retour de déplacés internes dans leur foyer, et moi, de mon côté, je suis ravie que mon peuple redevienne celui qu'il a toujours été.»
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