«Les membres d'un troupeau sont incapables de penser par eux-mêmes»
Sputnik
La propagande américaine pendant la Première Guerre mondiale

Par Filipp Prokoudine
Les États-Unis ne sont entrés dans la Première Guerre mondiale qu'en 1917. Ils ont donc appris la propagande militaire sur le tas, chez leurs «cousins» britanniques. Malgré tout, les propagandistes américains de cette époque sont considérés comme les fondateurs des relations publiques, de la sociologie et de la politologie modernes.
Le ministère de l'Information et les Four Minute Men
Tout d'abord, il était nécessaire d'expliquer à la population la nécessité de s'ingérer dans un conflit sanglant outre-mer, dans un contexte où l'on constatait dans le pays des humeurs isolationnistes fortes. À quoi bon renoncer à la position, visiblement la plus avantageuse, du tertius gaudens? Cet objectif compliqué a été conféré au comité de l'information publique, créé en avril 1917. Cette structure était dirigée par le journaliste professionnel George Creel, qui avait déjà fait ses preuves lors de la campagne électorale du Président américain Woodrow Wilson.

Ce comité s'est rapidement transformé en ministère de l'Information responsable de la propagande intérieure et extérieure, de la diffusion des informations au nom de l'État, ainsi que du maintien des humeurs politiques et morales nécessaires de la population et de la censure «volontaire» de la presse.
Le journaliste George Creel. © Photo: public domain
George Creel a formé plusieurs dizaines de départements, notamment de la censure, de la propagande illustrée ou des Four Minute Men.
Ces volontaires prononçaient dans l'espace public des discours assez courts, de quatre minutes, sur un thème fixé par le comité. Ces propagandistes intervenaient dans les églises, les cinémas (quand on changeait le film dans le projecteur), les usines, sur les places de villes, lors des explorations forestières… Ils parlaient du service militaire, du soutien à l'Emprunt de liberté ou des restrictions alimentaires (des «jeûnes du mardi» à «la nourriture aide à gagner la guerre»).
1 - Une affiche des Four Minute Men. © H. Devitt Welsh/Library of Congress
2 - Un pamphlet du comité de l'information publique. 1917. © public domain
3 - Une affiche des Four Minute Men. © H. Devitt Welsh/Library of Congress
Le comité distribuait des instructions et des conseils aux Four Minute Men, qui suivaient également des cours préparatoires aux universités. On recrutait les propagandistes parmi la population locale, car les visages familiers renforçaient la confiance de l'audience.
Plus tard, on appellera tout cela «marketing viral».
«Le comité de l'information publique a embauché des centaines de personnes parmi les meilleurs scientifiques, écrivains et artistes pour créer des œuvres qui expliquaient les objectifs de l'Amérique dans la guerre, réveillaient le patriotisme, appelaient à soutenir les Alliés et provoquaient la haine envers les "Huns" allemands. La plupart de ces publications offraient une image altérée de la guerre», explique le professeur Ernest Freeberg, doyen de la faculté d'histoire de l'université du Tennessee.
Une affiche propagandiste américaine de l'époque de la Première Guerre mondiale «Pour la maisons et le pays».
© AP Photo / Alfred Everitt Orr/Louisiana State Museum

«Il ne s'agissait pourtant pas d'une invention américaine», poursuit-il. «Le comité de l'information publique s'appuyait sur l'expérience des Britanniques, dont la propagande avait beaucoup fait pour former la vision américaine de la guerre et susciter la sympathie envers les Alliés».
D'ailleurs, l'image mondialement célèbre de l'Oncle Sam, le symbole des États-Unis, de leurs valeurs et de la politique étrangère du pays, a été créée par la propagande militaire.
Ses origines sont également britanniques. L'artiste James Flagg a tout simplement adapté une affiche britannique de lord Kitchener qui montrait du doigt l'observateur: «Rejoins l'armée! Que Dieux protège le roi!».
Une affiche propagandiste américaine de l'époque de la Première Guerre mondiale. © public domain
Flagg a changé le personnage et lui a donné son propre visage: les futurs soldats voyaient un vieux monsieur barbu portant un haut-de-forme. L'image de l'Oncle Sam existait déjà à l'époque, mais cette affiche a fixé sa version canonique.
«Les Américains se sont surpassés»
Kirill Kopylov, expert russe de la Première Guerre mondiale, estime que les États-Unis ont copié l'expérience britannique à cause de la similarité des situations.

«En 1917, les Américains étaient encore moins certains de la nécessité de prendre part à la guerre que ne l'avaient été les Britanniques en 1914. Les États-Unis ne faisaient que répéter ce que les Britanniques avaient déjà dit. Dans tous les cas, ils se sont surpassés dans la campagne des emprunts militaires car ils étaient proches du domaine du marketing. Il s'agissait d'un show mobile avec des foules et des marchands de rue, encouragés par les conseils de ville et d'arrondissement», indique-t-il.

Hollywood a également apporté sa contribution. L'Association nationale du cinéma a «mobilisé» les principaux producteurs de films.

Ces derniers coopéraient avec toutes les structures responsables de la défense de l'État.
Mobilisation à New York, avril 1917, © AP Photo
Les auteurs de l'Encyclopédie internationale de la Première Guerre mondiale soulignent pourtant que influence de la propagande dans les cinémas était relativement limitée.
«Les spectateurs regardaient les films de fiction habituels, et on ne montrait pas particulièrement de sujets militaires ni d'images documentaires», soulignent-ils.
Une affiche publicitaire du film «L'esprit de 1776». © Public domain/Continental Producing Company
C'est pourtant dans le domaine du cinéma qu'on a constaté le cas le plus célèbre de propagande et de censure militaire. En 1917, les censeurs ont interdit le film L'esprit de 1776 consacré à la lutte des Américains contre la domination britannique au XVIIIe siècle. On a accusé son producteur Robert Goldstein d'espionnage, et il a été condamné à 10 ans de prison.
Sa carrière s'est arrêtée là. Selon les fonctionnaires, son film était une menace à la sécurité nationale car il présentait les Anglais comme les ennemis, alors que les Américains combattaient du même côté que les Britanniques dans la guerre en cours.
La psychologie des masses
Le professeur Ernest Freeberg estime que les principaux mécanismes de la propagande contemporaine ont été formés au cours de la Première Guerre mondiale. «Même s'il est toujours possible de trouver des images et des récits utilisés précédemment par une nation comme une arme dans une guerre afin de consolider sa résolution et de discipliner la population, la production et la distribution massives de ces matériaux (propagandistes, ndlr) étaient une nouveauté pour cette époque», précise-t-il.

Le politologue américain William Engdahl souligne une autre particularité de la propagande américaine de cette époque: le recours à des méthodes psychologiques très modernes. A ces fins, le comité de l'information publique avait recruté Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud.

Cet ancien citoyen de l'Autriche-Hongrie avait déménagé aux États-Unis où il pratiquait le journalisme et les relations publiques.

«Bernays a apporté des connaissances secrètes dans un nouveau domaine de la psychologie humaine, ce qui n'était pas encore traduit en anglais. Il était l'agent littéraire de Sigmund Freud en Amérique», fait remarquer William Engdahl.
Edward Bernays. © public domain
Selon lui, Bernays était un «génie pervers qui utilisait la psychologie des masses et les méthodes médiatiques pour manipuler les émotions». Les propagandistes ont adroitement utilisé les particularités de la mentalité américaine. «Après la guerre, Harold Lasswell (un autre père-fondateur de la propagande contemporaine, ndlr) de l'Université de Chicago a noté dans ses études consacrées au rôle de la propagande que la propagande allemande ne misait pas sur les émotions mais sur la logique, ce qui l'avait vouée à l'échec en Amérique.
Soldats américains lors de l'Offensive Meuse-Argonne, le 26 septembre 1918, © AP Photo
Ce n'est pas par hasard que le comte von Bernstorff, diplomate allemand, a déclaré: «Un trait caractéristique d'un Américain moyen est sa sentimentalité forte, bien que superficielle»», écrit William Engdahl dans son livre Gods of Money: Wall Street and the Death of the American Century.
Edward Bernays a publié plus tard son œuvre fondamentale La propagande, qui évoquait les principales méthodes psychologiques d'influence sur l'opinion publique. Il y expliquait également la raison pour laquelle la société moderne pouvait être manipulée si facilement au niveau conscient et inconscient.
Une affiche propagandiste américaine de l'époque de la Première Guerre mondiale.
© Photo, James Montgomery Flagg/Library of Congress
«L'alphabétisme universel n'a pas offert à l'homme la raison, mais un éventail de clichés formés par les slogans publicitaires, les unes des journaux, les publications scientifiques, le chewing-gum, la presse jaune et les données historiques usées, c'est-à-dire par tout sauf une pensée originale. Des millions de personnes ont le même éventail de clichés», souligne Edward Bernays.
Mobilisation à New York pendant la Première Guerre mondiale, © AP Photo
Le titre du premier chapitre de son livre est «Organiser le chaos». En tant que psychologue, Edward Bernays considérait l'opinion publique comme un élément de nature. «Un propagandiste efficace doit savoir reconnaître les motivations véritables et ne pas être satisfait des explications des gens concernant les raisons de leurs actions», conseille-t-il.
«La propagande est impossible sans la censure»
Selon Edward Bernays, les nouvelles idées s'introduisent dans la société et prennent le contrôle des masses à l'aide d'une minorité active. Ainsi, il ne reconnaissait pas la capacité des masses à réfléchir.

«Même dans une situation où il est impossible de se référer à un leader et où le troupeau est obligé de penser de manière autonome, les gens se servent des clichés ou des paroles et des images préalablement préparées», écrivait le gourou de la propagande, du marketing et de la publicité.

Certains pensent que ces révélations d'Edward Bernays ont été utilisées par Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du IIIe Reich.
Le président américain Woodrow Wilson déclare la guerre à l'Allemagne lors d'une séance conjointe du Congrès à Washington. Le 2 avril 1917. © AP Photo
Cette propagande publique américaine était pourtant critiquée par le journaliste Walter Lippmann, conseiller du président Wilson. En tant que représentant des médias, il surveillait les filtres sur la voie des informations vers les lecteurs, et a formulé l'une des conditions principales de l'influence sur l'opinion publique: «Strictement parlant, la propagande est impossible sans une forme de censure».
Outre Creel, Bernays et Lippmann, la Première Guerre mondiale a créé un autre gourou des relations publiques: Harold Lasswell, l'un des fondateurs de l'école sociologique de Chicago.

Il a écrit dans les années 1920 Propaganda Technique in the World War, classique du genre.

«Le point d'arrêt de ce travail des Américains en novembre 1918, quand la guerre a pris fin, s'est avéré plus tard leur point de départ lors de la Seconde Guerre mondiale. On avait pourtant déjà, en 1940, des émissions de radio régulières et le cinéma parlant. C'est pourquoi, la scène des opérations militaires propagandistes était radicalement différente», résume Kirill Kopylov.

En découvrant les mécanismes de contrôle de l'inconscient humain, les ingénieurs américains de l'opinion publique ont largement dépassé les limites de la propagande militaire. «Après la guerre, les camarades et les disciples de Bernays ont créé des sociétés de relations publiques telles que Madison Avenue, orientées vers la commercialisation de tous les produits possibles. Dans les années 1920, Bernays a créé la mode du tabagisme féminin à la demande des entreprises du secteur. Dans les années 1950, il a organisé des révolutions dans les républiques bananières. Dans les années 1960, ses technologies ont favorisé l'explosion de la révolution sexuelle».

Le journaliste Walter Lippmann. © Photo, Public domain/Pirie MacDonald
Déchaîner l'inconscient, libérer les énergies sexuelles les plus puissantes.
Une affiche propagandiste américaine de l'époque de la Première Guerre mondiale. © Photo, Harry R. Hopps/Library of Congress
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