Comment le kokochnik est devenu l'emblème de la Coupe du monde 2018
Avant l'arrivée au pouvoir de Pierre le Grand, le costume des nobles – les boyards – se distinguait significativement de ceux du peuple.
Le coût des tissus, les accessoires, la quantité même de vêtements – tout témoignait du statut, de la richesse du propriétaire. Les étoffes de ces costumes venaient de Gênes, de Venise, d'Iran ou de Turquie. Les habits étaient richement décorés de broderies au fil d'or et même de pierres précieuses.

Les bouleversements dans tous les aspects de la vie qui ont marqué la Russie pendant les réformes de Pierre 1er ont également touché le costume. Une courte tenue européenne commençait à remplacer les longs vêtements traditionnels. Les hommes ont commencé à se raser la barbe et les dames ont laissé apparaître leurs mains et leurs épaules.
L'une des premières exigences du jeune tsar auprès de son entourage et la noblesse a été de se raser. C'est en 1699 que Pierre le Grand s'est lui-même chargé de raser les barbes de ses boyards, en considérant qu'elle n'était qu'un accessoire gênant dans le travail. En 1705, il a publié un édit obligeant tout le monde, «sauf les prêtres et les paysans», à se raser la barbe.

Pourtant, la barbe a toujours été un accessoire presque sacré en Russie. Elle permettait de distinguer les Russes des nomades venus des pleines d'Asie et, plus tard, à partir du XIIIe siècle, des Européens au visage rasé. Seuls les jeunes hommes avaient droit de se raser jusqu'à l'âge de 25 ans. Puis on ne coupait plus la barbe, mais on prenait bien soin d'elle, en l'embaumant même d'huiles parfumées.

Et de fait, les réformes de Pierre le Grand n'étaient pas au goût de tout le monde et les autorités ont dû mettre des amendes et même forcer les gens à changer leurs comportements. Mais pour les plus récalcitrants, les autorités avaient prévu une échappatoire: on pouvait s'acquitter d'un impôt spécial «port de barbe» assez exorbitant, de 30 à 100 roubles (sachant qu'un ouvrier tisserand, par exemple, gagnait entre 20 et 60 roubles par an).

photo: Constantin Makovski (Noce dans une famille boyarde du xviie siècle)
Changer les habitudes vestimentaires s'est pourtant avéré encore plus difficile pour Pierre le Grand que de raser les barbes, essentiellement pour des motifs économiques: la plupart des citadins n'avaient pas d'argent pour refaire leur garde-robe.
Les autorités avaient donné deux ans à la petite noblesse pour acheter de nouveaux vêtements. Pour surveiller les délais d'exécution de l'ordre suprême, on estampillait leurs anciens cafetans avec la date limite.

Un autre frein à l'application de cette réforme vestimentaire était que le tsar devait lui-même «signer» les modèles autorisés à être mis en circulation.
Les premiers costumes s'inspiraient de la mode hongroise et hollandaise, puis il avait hésité à suivre les coutumes allemandes… pour se décider finalement à adopter le style français.
Les images des nouveaux modèles de vêtements «signés» par le Pierre le Grand lui-même étaient accrochées dans les espaces publics. Et dans certaines rues, on exposait même des mannequins «habillées pour le nouvel usage».
Pour les femmes, il était encore plus difficile de changer de costume. La question n'était pas que de troquer leurs lourdes robes, faites de brocart et de velours pour des robes aux épaules et bras dénudés, d'abandonner les couvre-chefs traditionnels tels que les kokochniks pour de hautes perruques et des frisettes. Les femmes russes devaient aussi abandonner les pièces réservées aux femmes, sortir de leur ermitage domestique archaïque forcé pour briller aux «assemblées», comme on appelait les bals à l'époque.

Arrêtons-nous un instant sur le kokochnik: cette coiffe ancienne, typique du costume national russe. Son nom vient du vieux mot russe «kokosh» («couveuse», «poule»). Seules les femmes mariées la portaient, en suivant la tradition de se couvrir la tête et de cacher leurs cheveux. On ne sait pas exactement quand le kokochnik est apparu, mais les femmes russes les portaient déjà en Xe siècle. Pourtant, après les réformes de Pierre Ier, les kokochniks n'ont été conservés que dans le costume traditionnel des paysans, des petits-bourgeois et des marchands.

photo: Stanisław Chlebowski (Assemblée sous Pierre Ier)
Les costumes instaurés par Pierre le Grand ont fini par être adoptés, vers la fin de son règne dans les années 1720, par la noblesse, les fonctionnaires et les militaires, mais également par certains marchands et industriels.

À cette époque, la Russie faisait ses premiers pas vers la mode européenne: on décorait sa maison à la nouvelle façon, avec miroirs et cheminées, on se montrait lors des bals, on fumait du tabac et on mangeait des bonbons et des friandises françaises…
Pourtant un certain style éclectique persistera encore longtemps dans les rues des villes russes, on y peut voir les robes à la pointe de la mode européenne frôler les vêtements archaïques. La Coupe du monde de football n'a fait qu'accentuer ce schisme ancestral: les figurants accueillants les délégations officielles en costume traditionnel pétersbourgeois se sont vite fait oublier, débordés par une razzia populaire de supporters dans les tribunes et dans les rues des villes russes et les filles en kokochnik sont là comme une carte de visite de l'accueil à la russe.
Made on
Tilda