La datcha, un monde à part
Au même titre que le samovar ou la vodka, la datcha est un symbole de l'art de vivre à la russe. Bien plus qu'une résidence secondaire, elle est pour les Russes un espace de liberté et de créativité. Plongée dans la douceur de vivre à la russe.
Tout comme on ne peut traduite d'une manière fidèle la notion du «prostor» russe, qui est plus qu'une simple «étendu» ou un «espace» sans limites, l'analogie entre la «datcha» et la «résidence secondaire» n'est pas pertinent.

Une datcha russe, c'est la liberté, c'est un changement de mentalité, le temps de quelques mois estivaux.
On se surprend à observer ses propres changements de réflexes et d'humeurs, provoqués subrepticement par un changement de rythme et de mode de vie…

Il suffit d'abandonner l'agitation de la ville pendant quelques semaines pour que la magie de la datcha s'opère: les pensées s'apaisent, on s'ouvre à la vie de la nature…
On se fond dans le paysage, mais on se libère également de l'écorce du décorum et l'on fait tomber les masques pour apparaître tel que l'on est vraiment. Le mot «datcha» a la même racine que «davat»», «donner» en russe. Cela pourrait avoir un lien non seulement avec le fait que les premières datchas étaient données par le souverain, mais également que chacun y donne le meilleur de son âme, se découvre.
La vie à la datcha n'était pas juste un loisir ou un divertissement, la tradition voulait qu'il s'agisse également d'une vie artistique et intellectuelle.

La vie des «datchniki» et les relations entre les voisins ne ressemblent en rien aux relations entre voisins de palier, autant la fusion que la liberté y passent au niveau supérieur.
Pierre le Grand, le premier estivant
Dès le de tout début du XVIIIe siècle, Peterhof, sur la côte à l'ouest de Saint-Pétersbourg tout juste naissant, devient le lieu de villégiature estivale de Pierre Ier. Et très rapidement, le fondateur de la nouvelle capitale russe commence à offrir les terrains à ses courtisans les plus appréciés. Les premiers manoirs y sont construits, qui deviennent les premières datchas russes. En attendant que le Grand Palais de Peterhof soit construit, Pierre le Grand fait bâtir sa «datcha royale», le Palais Monplaisir.
Une aile du palais de style hollandais et construit «les pieds dans l'eau» sur le Golfe de Cronstadt, servait de bureau à Pierre le Grand.
Toutes les pièces, y compris les salles d'apparat, étaient de dimensions relativement modestes.

Chaque souverain a construit à Peterhof sa propre datcha. Celle d'Élisabeth 1re, fille de Pierre Ier, s'appelait «Sobstvennaja datcha», ce qui veut dire «Datcha personnelle».
Catherine II la Grande en hérite, mais elle en démolit de nombreux bâtiments et fait reconstruire la façade principale. Le bâtiment est décoré avec un nouveau balcon soutenu par quatre atlantes. Les chambres du palais ont été décorées dans le style Louis XVI et un large escalier descend désormais vers l'étang aménagé devant la façade maritime nord.

En 1825, l'empereur Nicolas I achète les terres à l'est du parc inférieur; il en fait don a à sa femme Alexandra Fedorovna.
Le site fut nommé «Alexandria, la datcha de Sa Majesté» et voit à partir de cette date défiler toutes les têtes couronnées des Romanov.
En 1832, Nicolas Ier signe un édit autorisant à acheter des terres à Peterhof pour y construire des datchas. Bien que la construction d'une résidence d'été soit pavée d'une multitude de formalités –financières, architecturales et notariales– et dépende totalement de la grâce impériale, une grande époque d'estivants débute…
Liberté de vie et liberté de création
La vie estivale dans les datchas s'accompagnait inévitablement d'adoucissements de mœurs et d'une discipline moins rigoureuse au sein de la famille. Cette vie réveillait également la fibre créatrice: difficile d'imaginer les datchas russes sans concerts ni spectacles amateurs…

Les paysages qui se sentaient à l'étroit dans le cadre des fenêtres, les nuits étoilées et les jardins en fleurs, les longues promenades ou les soirées sur les vérandas… tout poussait les artistes à créer à profusion.
Les sujets et les types de personnages leur tombaient entre les mains. Anton Tchekhov, Ivan Tourgueniev, Alexandre Blok, comme tant d'autres ont mis en scène dans leurs œuvres la vie des datchas.

En 1934, à l'issue du premier congrès de l'Union des écrivains soviétiques, sur les conseils de Maxime Gorki, Staline décida d'offrir 54 hectares de forêt en jouissance perpétuelle aux écrivains les plus méritants du régime, à Peredelkino, juste à une quinzaine kilomètres au sud-ouest de Moscou.
Pour aller plus vite, on adopte pour ces «datchas d'écrivains» des projets architecturaux allemands. Contrairement aux idées reçues, ces datchas n'étaient pas gratuites et les écrivains s'endettaient pour terminer leurs maisons.
Le village hébergea ainsi Isaac Babel, Lili Brik, Ilya Ehrenbourg, ainsi que Boris Pasternak, Korneï Tchoukovski, Arseni Tarkovski, ou encore Boulat Okoudjava, et Constantin Simonov.
Un des premiers habitants de Peredelkino, Boris Pasternak, disait qu'il voyait mieux la vie et plus pleinement depuis la fenêtre de sa datcha que de la fenêtre d'un train. C'est là qu'a été entièrement conçu et écrit Docteur Jivago, son chef-d'œuvre. Certains considéraient Pasternak comme un demi-dieu éloigné de la vie pratique, mais se livrait avec plaisir à toute sorte de travaux de routine dans son jardin et son potager.
La Cerisaie sous la hache du Nouveau Monde capitaliste
Lopakhine –Jadis, il n'y avait à la campagne que des propriétaires et des paysans; maintenant, il vient des gens pour passer l'été. Toutes les villes, même les plus petites, sont aujourd'hui entourées de villas. On peut dire que dans vingt ans, l'estivant de villas se sera multiplié à l'infini. À présent, il se contente de boire son thé sous sa véranda; mais il se peut que, sur son seul arpent de terre, il veuille faire de l'agriculture. Alors, votre cerisaie sera un endroit riche, splendide, luxueux...
Gaïev, s'énervant. – Quelle absurdité!

«La Cerisaie» Anton Tchekhov

Au début du XXe siècle, la construction d'une datcha apportait bien des avantages financiers. Les villages de datchas étaient des jardins pittoresques, au milieu lesquels se trouvaient des parcs originaux et une maison modeste.
La notion du «repos à la datcha» devenait de plus en plus populaire et le nombre de résidents augmentait chaque année. Les estivants passaient tout l'été à la datcha et seul le chef de famille allait travailler.
Les estivants passaient tout l'été à la datcha et seul le chef de famille allait travailler. Par conséquent, on choisissait pour construire des villages de datchas des terrains près des gares ferroviaires ou des routes qui menaient en ville. Dans les années 1920, on continuait à louer les datchas. C'était un moyen de se plonger dans une atmosphère agréable, d'oublier le chaos postrévolutionnaire, d'apprécier la beauté de la nature, le goût des légumes, des fruits et du lait frais.
À la datcha, le repos était considéré à cette époque comme un parfum de bonheur, une échappatoire pour s'oublier dans d'agréables problèmes familiaux, laissant de côté des problèmes globaux et sanglants.
La vie dans ces datchas était encore rustique et ressemblait beaucoup à la vie des paysans des villages proches. On allait tirer l'eau des étangs ou des sources avoisinantes et on utilisait des lampes à pétrole pour s'éclairer.
Ce n'est que dans les années 1930 que les estivants ont commencé à cultiver des légumes et des fruits, de sorte que la classe ouvrière y passa la plus grande partie de sa vie durant la période printemps-automne.
«Nikolina Gora» et ses estivants
Dans les années 1920, lorsque la Coopérative de la science et de l'art, à l'époque appelée «La Closerie», s'est installée sur la haute rive de la Moskova, Nikolina Gora était un bois des pins vierge. Les premières parcelles de terre (leurs propriétaires étaient principalement les médecins) étaient gigantesques, pas loin d'un hectare.
Les premiers membres de la coopérative expliquaient cette taille «gigantesque» de leurs terrains par une position bien écologique: il est plus facile de trouver sur un hectare une clairière naturelle pour la maison, puisqu'abattre des arbres pour la construction était à l'époque une démarche honteuse, voire impossible.
Peu à peu, le village devient célèbre et voit arriver des intellectuels et des personnalités de haut vol: l'écrivain Vikenti Veressaïev, le ministre de la Santé du premier gouvernement soviétique, Nikolaï Semachko, l'explorateur de l'Arctique Otto Schmidt.

S'y installent également d'autres «représentants de l'élite soviétique»: l'académicien physicien Piotr Kapitsa, le compositeur Sergueï Prokofiev, l'artiste dramatique Vassili Katchalov et le pianiste Sviatoslav Richter.
«Soleil trompeur»
Nikita Mikhalkov
Petit à petit, autour de Moscou, des villages entiers datchas reçus «pour les services à la patrie» se développent. Ils ressemblaient très peu à ceux de Nikolina Gora. Les datchas de l'élite du parti et des cadres de l'état-major général étaient bien entretenues et aménagées par des paysagistes
À l'inverse, les datchas appartenant à l'intelligentsia créatrice restaient noyés dans un artistique désordre d'arbres fruitiers et de lilas, tout en conservant le caractère bien marqué des datchas traditionnelles, si bien montré par Nikita Mikhalkov dans son film «Soleil trompeur».
Les jardins ouvriers d'après-guerre
Ce n'est que dans les années 1950 que les citoyens soviétiques ordinaires ont finalement eu droit d'acquérir les fameux six cents mètres carrés de sol pour jardiner. La construction massive de maisons de campagne a commencé sous Nikita Khrouchtchev, qui fut le premier secrétaire du parti communiste soviétique de 1953 à 1964.

Rien n'arrêtait les nouveaux «latifundistes»: ni les marais qu'ils étaient obligés d'assécher pour s'installer sur leurs terres, ni les espaces à défricher, ni l'absence de matériaux de construction dans les magasins, au point d'avoir besoin de parcourir des dizaines de boutiques pour un moindre clou… ils se sentaient ragaillardis et pleins d'espoir après la Seconde Guerre mondiale!
ils se sentaient ragaillardis et pleins d'espoir après la Seconde Guerre mondiale!

À la fin du XXe siècle, la datcha est devenue une véritable «nourrice du citadin» à travers le pays. Les maisonnettes, d'une surface qui ne pouvait excéder 30m2, n'avaient pas d'étage, car construire une maison à un étage était considéré comme un «excès». Cette interdiction pouvait cependant être contournée, si l'étage était déguisé en véranda… ce qui a créé une architecture bien particulière, largement inspirée des datchas tsaristes, mais comme «revisitée pour les nains».
Ces nouvelles «datchas des travailleurs» de taille modeste n'avaient rien à envier à leurs prédécesseurs.
Les maîtres des lieux continuaient à créer leur petit Paradise sur terre, plantaient et voyaient pousser leur Jardin d'Eden, et à force, adhéraient à la sagesse bouddhique de fusion avec la nature. Car c'est aussi une façon d'apprendre, non seulement à travers les livres et les dessins, mais à travers un espace où l'on vit.

Il est difficile d'expliquer vraiment la notion de la datcha à quelqu'un qui n'aurait pas d'expérience personnelle d'une semaine à Malakhovka, Peredelkino ou Nikolina Gora.
Qu'est-ce qu'une datcha au sens classique?

Un petit-déjeuner sur la véranda, des hamacs et des balançoires dans le jardin, un dîner à la table de la grand-mère avec un bouquet de fleurs sauvages, une cueillette de champignons ou de fraises des bois, une partie de pêche sur l'étang voisin, des confitures et des compotes «faits maison» avec les fruits de son jardin, des cornichons à mettre en bocaux dans la cuisine d'été…. Et n'oublions pas le samovar sous le pommier! Le meilleur thé est issu de ce fameux samovar…
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Tilda