Dossiers déclassifiés aux USA:
du partage de l'Europe à la bombe atomique
La CIA vient de publier un grand nombre de documents déclassifiés: 275 bulletins du renseignement américain parmi ceux qui étaient posés chaque jour sur la table du président Harry Truman en 1946. La Guerre froide n'avait pas encore commencé mais les intérêts des vainqueurs de l'Allemagne nazie divergeaient déjà de plus en plus: Washington partageait l'Europe avec Moscou et espionnait activement son allié d'hier, qu'il soupçonnait de prétendre à la domination mondiale.
Les rumeurs, les ragots, la «serrure»
Le 3 juillet 1946, les services secrets ont rapporté au président Truman la démission du maréchal Gueorgui Joukov, chef de l'armée de terre russe.
«Les rumeurs selon lesquelles le maréchal Joukov aurait été récemment démis de ses fonctions de commandant de l'armée de terre de l'URSS et nommé chef du district militaire d'Odessa se confirmeraient. Selon les informations dont nous disposons, Joukov aurait dit à Staline qu'il ne pouvait pas rester au poste de chef de l'armée de terre parce que ce dernier n'était pas d'accord avec lui sur plusieurs questions fondamentales», peut-on lire dans ce document se référant à l'attaché militaire américain à Moscou.
La démission du célèbre chef militaire ayant occupé plusieurs postes importants constituait un événement majeur. Mais cette information avait un mois de retard: Joukov avait été écarté de ses fonctions le 9 juin. Le maréchal était accusé de s'être approprié illégalement de nombreux trophées et glorifications de son mérite personnel dans la victoire contre la coalition hitlérienne. Les rumeurs selon lesquelles le chef militaire aurait été victime de sa propre rétivité et d'avoir osé contredire Staline ont effectivement circulé pendant une longue période.
Le rapport remis au président américain par la CIA s'appuyait bien sur ces rumeurs.
Ce n'est pas le seul exemple du genre. De nombreux rapports envoyés à la Maison blanche se basaient sur des informations peu fiables, et parfois simplement sur des illusions ou une interprétation arbitraire des informations accessibles dans les sources ouvertes.
«L'ambassadeur Smith à Moscou rapporte que les photos parues dans la presse soviétique à l'occasion de la mort de l'ancien président Kalinine soulignent à nouveau l'importance, dans la hiérarchie soviétique, de Gueorgui Malenkov, de Lavrenti Beria et d'un petit groupe au sein du Politburo (note de la rédaction: il est question de Viatcheslav Molotov, d'Andreï Jdanov, d'Anastas Mikoïan, de Nikolaï Boulganine et, évidemment, de Joseph Staline). Smith pense que Staline considère la période actuelle comme «l'une des crises pour le régime» nécessitant un contrôle intérieur énergique et des garanties de protection contre les influences subversives étrangères», rapporte le bulletin des services secrets du 27 juin.
Le renseignement américain, ne disposant pas à l'époque d'informateurs fiables au sein du parti et des organes publics, devait se contenter d'analyser les photos dans les journaux soviétiques. La qualité d'une telle «analyse» laissait à désirer, mais tout cela était quand même remis au président Harry Truman. C'est sur cette base que s'appuyait la politique américaine vis-à-vis de l'URSS.
«Les Soviets aspirent à la domination mondiale»
Les suppositions des renseignements selon lesquelles, après la victoire dans la guerre, l'URSS revendiquait le leadership mondial, étaient tout aussi «fiables». Souvent, les bulletins ne contenaient pas la moindre référence à des sources originales et ne s'appuyaient que sur l'avis d'une personne ou d'une entité - par exemple, un communiqué de Londres inclus dans le bulletin du 18 avril destiné au président.

«D'après l'ambassade des USA à Londres, le ministère des Affaires étrangères britannique ne pense plus que les Soviets souhaitent avant tout garantir leur propre sécurité pour ensuite se concentrer sur le développement intérieur. Les diplomates britanniques supposent que les Soviets «sont portés par l'idée de la domination mondiale, qui doit être obtenue indirectement par la propagande de la doctrine communiste et directement par la pression exercée sur d'autres pays».
Les communiqués d'autres pays étaient rédigés dans le même esprit. Par exemple, le bulletin du 8 mai affirmait que les communistes français préparaient un coup d'État avec le soutien de l'URSS, en citant même une date précise: le 12 mai. Bulletin du 23 avril de Turquie: «L'Union soviétique a l'intention de prendre le contrôle des détroits en Méditerranée.» Bulletin du 10 mai de Hongrie: «Les Soviets ont l'intention d'envahir le Danube.» Le jour même, de Syrie et du Liban: «L'influence soviétique grandit de jour en jour.»

Cinq jours plus tard, le président était informé que les Soviets établissaient «un contrôle total sur l'économie roumaine». Alors que les représentants de l'Argentine lointaine affirmaient qu'un «futur conflit entre les puissances occidentales et l'Union soviétique [était] pratiquement inévitable». La représentation brésilienne se plaignait au président d'une sérieuse intensification de l'«agitation communiste».
Selon les services secrets, la «peste rouge» se répandait même dans les recoins les plus éloignés de la planète. Ainsi, le bulletin du 29 mars affirmait que l'URSS visait les îles de Micronésie en Océanie.
Une nouvelle fois, ces affirmations s'appuyaient uniquement sur des publications de presse – en l'occurrence un article du Magazine soviétique de l'économie et de la politique mondiales.
«L'article souligne (a) l'importance stratégique de la Micronésie dans le maintien d'un monde stable et (b) le risque que ces îles représenteraient entre les mains des puissances agressives comme l'Allemagne et le Japon. L'attaché naval indique que… cela témoigne d'un plan de propagande contre les USA en tant que puissance impérialiste agressive», note le bulletin.

«Les espions russes sont partout»
L'espionnite se fait alors de plus en plus aiguë. Le général Mark Clark, commandant des forces d'occupation américaines, rapportait le 14 mars que «le commandement soviétique [utilisait] tous les prétextes pour prolonger le séjour de sa mission de rapatriement dans la zone des USA». Selon le général, «le travail de reconnaissance dans la zone des USA [représentait] une partie mineure de son activité».
Un autre général, Joseph McNerney, commandant des forces américaines en Europe et des forces d'occupation en Allemagne, attirait l'attention sur une «intensification active de l'espionnage soviétique dans la zone de Berlin». D'après lui, les méthodes du renseignement soviétique incluaient «les menaces et les pots-de-vin à l'égard des civils allemands recrutés par l'armée américaine».

Le bulletin du 27 mars contient un rapport de Bagdad émettant des soupçons selon lesquels, parmi les pèlerins du hadj, plusieurs espions de l'URSS seraient venus pour «mener l'agit-prop soviétique parmi les chiites».

«L'attaché de défense américain à Copenhague a été informé par une source généralement fiable que des agents secrets soviétiques s'introduisaient en Alaska et au Groenland. L'attaché de défense juge cette information très plausible», stipule le bulletin du 20 juin.
Une époque difficile
La plus terrible guerre de l'histoire venait de se terminer, l'économie de nombreux pays était détruite, et l'Europe était menacée par la famine.
A un moment donné le Pentagone a proposé, au profit du budget américain, de suspendre les fournitures de céréales en Allemagne – le renseignement a averti la Maison blanche que cela pourrait provoquer des émeutes sur les territoires occupés.

«En réponse à la proposition du département de la Défense de suspendre toutes les fournitures de blé en Allemagne, le général Lucius Clay (chef de l'administration de la zone d'occupation allemande) a déclaré que le maintien d'une ration de 1380 calories nécessiterait jusqu'à 46.000 tonnes de blé par mois avant septembre, avant les récoltes. Cela garantirait la moitié de la ration minimum nécessaire pour empêcher la famine et les émeutes», indique le bulletin du 21 mars.

Durant tout ce temps, l'Union soviétique déployait des efforts incroyables pour ne pas tomber en ruines. La situation en URSS était également dans le champ de vision du renseignement.
Dans le même temps, les agents rapportent comment l'URSS apportait son aide à la population des pays de la zone d'occupation soviétique, associant ces actions à l'intention de Moscou de renforcer l'influence sur la politique de ces pays.

«La délégation américaine à Budapest rapporte que le Maréchal Tolboukhine a été autorisé par Moscou à mettre à disposition du gouvernement roumain et des chrétiens roumains des équipements mécanisés, des chevaux et des troupes des forces soviétiques en Roumanie pour aider la «campagne agricole». La délégation indique qu'une telle démarche permettraient aux Soviets et au gouvernement Groza (mené par Petro Groza, premier ministre du gouvernement de coalition hongrois) d'exercer une pression sur les paysans conservateurs pour les élections à venir», rapportaient les services secrets américains à leur président le 18 mars.
«Steinhardt, l'ambassadeur américain à Prague, a appris d'une source sûre que les Soviets promettaient au gouvernement tchécoslovaque jusqu'à 30.000 tonnes de blé pour le 15 mai. Steinhardt indique que la promesse soviétique est manifestement prévue pour renforcer le parti communiste aux élections du 26 mai et que l'arrivée du blé soviétique sera largement médiatisée par le ministère tchèque de l'Information contrôlé par les communistes», annonce le bulletin du 1er mai.
Durant tout ce temps, l'Union soviétique déployait des efforts incroyables pour ne pas tomber en ruines. La situation en URSS était également dans le champ de vision du renseignement.
«L'attaché de défense américain à Londres a appris de source sûre que la sécheresse de trois mois en Ukraine entraînerait la perte de la moitié des récoltes de céréales prévues», a été informé Truman le 31 mai.

Un autre bulletin suppose même que l'URSS ne s'empresse pas de réduire ses troupes en Europe «parce qu'elle ne peut pas les nourrir à la maison».
Le nucléaire non pacifique
Mi-1946, les USA étaient le seul État du monde à posséder l'arme nucléaire. En août 1945, des bombes nucléaires ont été lancées sur Hiroshima et Nagasaki. Et Washington cherchait alors par tous les moyens à conserver son statut de puissance nucléaire.
«Le département d'État américain a remis à tous les membres de la Commission à l'énergie atomique des Nations unies (Australie, Brésil, Canada, Chine, Égypte, France, Mexique, Pays-Bas, Pologne, URSS, Royaume-Uni) une invitation à envoyer un représentant de la presse et deux représentants du gouvernement pour qu'ils puissent assister aux essais de la bombe atomique sur l'atoll Bikini en juillet et en août», peut-on lire dans une note du renseignement datée du 6 mai.

Le même bulletin mentionne l'affectation de navires de guerre pour organiser ces essais.
Le 1er juillet, une bombe de grande puissance a été lancée sur 73 navires obsolètes qui devaient être retirés du service. Ainsi, les Américains ont montré au monde entier la force destructrice de leur nouvelle arme.
L'URSS a alors accéléré son projet nucléaire. Le renseignement américain s'en doutait, mais ne disposait pas d'informations détaillées à ce sujet.
«L'attaché militaire à Paris a pris connaissance d'une récente missive soviétique selon laquelle les Soviets disposeraient de la technologie et de la possibilité partielle d'utiliser la bombe atomique pour l'été 1947», a-t-on rapporté au président le 29 mai.

La première charge soviétique pour la bombe atomique a été testée sur le polygone de Semipalatinsk (Kazakhstan) le 29 août 1949.
La guerre des mots
Il a alors été suggéré au président Truman de déployer une vaste campagne de propagande dirigée contre l'Union soviétique.

«L'ambassadeur Smith en URSS se dit préoccupé par les suggestions de la commission d'assignation du Sénat de suspendre la publication du magazine America à cause de sa diffusion limitée en URSS. D'après Smith, une telle interruption est très indésirable», stipule le bulletin du 15 avril.
Une semaine plus tard, un autre rapport du renseignement se référant également à l'ambassadeur Walter Smith soulignait qu'il fallait mettre en place une radiodiffusion depuis les USA en russe, et qu'une telle tâche ne pouvait être confiée qu'à une compagnie publique.
Le bulletin du 5 juin précisait que la diffusion devait être nocturne. Selon Smith, l'objectif principal consistait à «lutter contre la propagande antiaméricaine».
Un an plus tard, en 1947, la radio Voice of America créait un service de diffusion en russe.

… Près de mille pages tapées à la machine racontent ces secrets datant de 72 ans. De nombreux passages comportent la mention «secret» et «très secret».
Encore aujourd'hui, de nombreux bulletins, tout comme certaines sources d'informations, restent interdites à la lecture.
Made on
Tilda