Destin des soldats russes en France après 1917: entre Maghreb et camps de travail
Fatigués de la guerre et privés de la possibilité de rentrer chez eux, les 19.000 militaires russes présents en France en novembre 1917 ont été confrontés à un choix limité. Ceux qui n'ont voulu ni travailler dans les camps de travail, ni combattre au sein de l'armée française, ont été envoyés en Afrique du Nord et traités comme des «serfs».

Vers fin 1917, le nombre de militaires russes envoyés début 1916 en France, au sein du Corps expéditionnaire russe, était d'environ 19.000. C'est à cette période que la Russie a été frappée par des évènements révolutionnaires qui ne sont pas passés inaperçus par les soldats russes en France. Des historiens russes et français ont relatés à Sputnik le destin de ces hommes après cette année cruciale.
Des actes de courage à la désobéissance
Entre la révolution de février et l'été 1917, le Corps expéditionnaire russe en France continuait de remplir ses obligations auprès de la Triple-Entente, en participant à des évènements clés de cette étape de la guerre.

Le 15 mars 1917, l'empereur Nicolas II a abdiqué. En avril, les soldats de la Première brigade russe en France ont prêté serment au Gouvernement provisoire. Quelques jours plus tard, les alliés ont lancé une offensive majeure visant à libérer le territoire français. Les soldats russes ont participé à cette bataille, aussi appelée «offensive de Nivelle» en l'honneur du commandant en chef de l'armée française d'alors, Robert Nivelle, et s'y sont «brillamment» illustrés, selon les rapports du commandement français. Plus de 5.000 Russes ont perdu la vie dans cette offensive.

Vers début mai, l'offensive s'est enlisée, les alliés n'étant pas parvenus à leur but initial. De nombreux historiens russes et français indiquent que c'est cet échec qui a contribué à la décadence de la discipline au sein du Corps expéditionnaire russe en France. Les brigades russes ont été envoyées dans le camp de La Courtine, dans la Creuse, où les soldats glissèrent vers l'insubordination.
DANILOV, Yuri. Les détachements russes sur les fronts français et macédonien (1916 et 1918).
«Les cas de désobéissance aux commandants sont devenus plus fréquents, et en mesure de rétorsion – les exécutions par fusillade […] Les grandes pertes du Corps expéditionnaire russe lors de l'offensive de Nivelle ont détérioré la situation. Le Gouvernement provisoire s'est avéré incapable de s'occuper du sort de ses soldats», précise Sergueï Dybov, le président de l'association Mémoire russe, interrogé par Sputnik.
Dans ce contexte, en été 1917, s'est déclenchée la mutinerie de La Courtine impliquant environ 10.000 soldats russes qui se sont opposés à la poursuite de la guerre, en demandant leur rapatriement. Selon le chiffre officiel, neuf soldats sont morts et 46 ont été blessés lors de la répression de cette révolte. Après ces évènements, le rétablissement de la discipline militaire au sein des brigades russes ne semblait plus possible.
Un choix limité
Depuis l'été 1917, les commandants russes et français discutaient du rapatriement des militaires russes, lequel s'est avéré impossible en raison du manque de capacités des transports. Mais la France avait besoin de libérer les camps occupés par le Corps expéditionnaire russe avant l'arrivée des troupes américaines.

Le 27 novembre 1917, le gouvernement français a émis un ordre qui prévoyait trois options pour les soldats russes: ils pouvaient continuer de combattre au sein de l'armée française, ou bien se rendre dans les compagnies de travail. Enfin, ceux qui ont rejeté ces deux options ont été envoyés en Afrique du Nord.
«La décision sur le triage a été prise suite à l'incapacité du Gouvernement provisoire d'organiser le retour des soldats du Corps expéditionnaire russe en Russie [… ] À l'époque, le Corps expéditionnaire russe a été envahi par le désir de rentrer dans sa patrie, et de ne pas se battre pour l'Alsace et la Lorraine», explique M. Dybov.

D'après les statistiques citées par l'historien russe Yuri Danilov dans son livre «Les brigades russes sur les fronts français et macédonien entre 1916 et 1918», parmi 19.031 militaires russes, presque 5.000 ont refusé les deux premières options.
Un piège nord-africain
En expliquant la décision de nombreux soldats russes d'être envoyés en Afrique du Nord, Sergueï Dybov indique qu'ils ne pouvaient pas s'attendre au sort qui les y attendait.

«L'Afrique du Nord faisait à l'époque partie de la France comme le Caucase faisait partie de la Russie. Il est très probable que les soldats voulaient partir loin de la guerre sans s'imaginer que cela puisse durer si longtemps et être si dur», précise-t-il.
Photo: © «France-Russe: 1914-1918: de l'alliance à la coopération» ed. «Encyclopédie politique», Moscou, 2015.
Jean-Pierre Arrignon, Professeur émérite des Universités, agrégé d'Histoire, Docteur Honoris Causa de l'Université de Yaroslavl (Russie), a décrit dans un entretien accordé à Sputnik les conditions dans lesquelles les Russes devaient survivre en Afrique du Nord.

«Ce sont les soldats qui ont refusé de servir dans l'armée française et de continuer le combat […] et les Français, et ce n'est pas à l'honneur de la France, les ont envoyés en Algérie, où ils ont presque tous péris dans ces difficiles conditions de vie», martèle l'historien français, en précisant que les Russes étaient traités en Afrique comme des «prisonniers» et des «serfs».

Dans le même temps, Sergueï Dybov doute que le travail dans les camps africains ait été moins facile que dans ceux situés sur le territoire français.

«En 2015, nous nous occupions des enterrements des soldats à Grenoble, d'où ont été retirés les plaques "un soldat russe", une partie d'entre eux ont fini leur vie ici, dans des bataillons de travail russes, à cause du dur travail dans les usines métallurgiques locales», ajoute-t-il.
Débats autour de Légion russe pour l'Honneur
Parmi les soldats du Corps expéditionnaire russe, il y avait une partie «beaucoup moins importante, mais non négligeable, de soldats russes» qui a continué «le combat aux côtés de la Triple-Entente», affirme M. Arrignon.

Il s'agit de quatre divisions qui ont été rattachées à la Légion marocaine. Ces soldats se sont battus aux côtés des alliés jusqu'à la fin de la Grande Guerre. Dans l'un de ses articles, Sergueï Dybov cite un point de vue selon lequel la Légion russe ne peut pas être considérée comme représentant la Russie, puisqu'elle était financée par le gouvernement français. Dans le même temps, il indique que la tenue des soldats russes se distinguait de celle des Français. Bien qu'il ne leur était pas permis de porter l'uniforme russe, ils ont été autorisés à porter les bonnets d'astrakan tandis que les officiers pouvaient avoir une patte d'épaule dorée, sauf durant les assauts.

Jean-Pierre Arrignon estime également que ces militaires doivent être considérés comme étant russes. Selon lui, cela est prouvé par le fait que, dans le cimetière de Notre-Dame de Lorette près d'Arras, où sont enterrés 67 soldats russes, ils ont un carré séparé.

«Ce sont des soldats russes et la meilleure preuve en est que dans le cimetière près d'Arras, celui de Notre-Dame de Lorette, il y a un carré qui leur est réservé et leurs tombes ne sont pas mélangées à celles des soldats français», précise-t-il.

Comme l'estime Sergueï Dybov, l'histoire de la présence militaire russe en France pendant la Première guerre mondiale, qui ne se résume pas à l'histoire du Corps expéditionnaire russe, n'est pas assez étudiée. Par conséquent, le «sort tragique» de nombreux soldats russes restent toujours inconnu.
Nécropole Nationale de Notre Dame de Lorette, où reposent 67 soldats russes
Photo: «France-Russie: 1914-1918: de l'alliance à la coopération», recueil d'articles scientifiques, éditions «Encyclopédie politique», collection "Première guerre mondiale», 2015, Moscou
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