par Oxana Bobrovitch

Cinq espions de renommée européenne

Héros pour les uns, traîtres pour les autres, fascinants pour tous

Les espions les plus connus ne cessent de fasciner. Ce sont toujours de grands comédiens, à la fois acteurs de l'histoire et acteurs de leur propre vie, maîtres en représentation et en mise ne scène. Qu'ils soient hommes honnêtes ou femmes fantasques, qu'ils aient travaillé au nom de leurs idéaux ou juste profité de leurs liaisons pour gagner un peu plus, ces «agents de l'ennemi» et «travailleurs de l'ombre» continuent d'habiter le panthéon de notre imagination et d'inspirer les créateurs.
Mata Hari, l'«œil du jour» dans les ténèbres de la Grande Guerre
Leeuwarden, cité hollandaise par excellence, non loin d'Amsterdam: ici, l'on parle le frison, langue régionale, autant que le néerlandais. Et c'est là qu'est née Margaretha Geertruida Zelle, dans la famille d'un riche marchand néerlandais de capes et chapeaux.
Orpheline très jeune, elle est mise sous tutelle chez un oncle, négociant à La Haye: il fallait bien faire face à l'hostilité des pensionnaires de l'établissement le plus huppé de la région. Adolescente au tempérament fantasque, elle commence à s'inventer un passé glorieux, son teint mat ne faisant que faciliter la légende.
Mariée à 18 ans à un officier de marine néerlandais de dix-neuf ans son aîné, le capitaine Rudolf MacLeod, elle part vivre auprès de son époux aux Indes néerlandaises , dans l'Est de l'île de Java. Margaretha se fond facilement dans le paysage exotique, s'habille à la javanaise, parle un peu le javanais, apprend la danse javanaise.
Mais cette île paradisiaque fait vivre à la jeune épouse un enfer: ses enfants sont empoisonnés par une servante jalouse. Son fils en meurt tandis que sa fille survit.
«Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts». À leur retour aux Pays-Bas en 1902, les époux se séparent et Margaretha part… bien sûr, à Paris!
Ni le travail de mannequin ni les numéros de prestidigitation au cirque ne suffisent à payer les factures, aussi Mata Hari se lance-t-elle dans la danse exotique, avec une pointe d'érotisme. C'est un pari gagnant-gagnant et ses prestations produisent une impression incroyablement forte sur les Français. Son nom de scène est établi!
Richard Sorge (Ramsay), l'agent de l'ombre le plus visible
Richard Sorge, le futur grand espion, agent double de l'Allemagne et de l'URSS, est né à Bakou, dans une famille de neuf enfants. Dans sa brève autobiographie, Richard Sorge a écrit: «La famille de mon père est une famille d'intellectuels héréditaires et, en même temps, une famille de vieille tradition révolutionnaire.»
La jeunesse de Richard se déroule sur fond d'Europe tourmentée. Sa famille quitte la Russie et s'installe dans une banlieue de Berlin. En 1914, Richard rejoint comme volontaire l'armée allemande et participe à la Grande Guerre. C'est là, sur les champs de bataille, qu'il est blessé trois fois et se retrouve boiteux à vie. Un handicap pour un espion qui devrait rester «effacé» et sans signes distinctifs? Richard Sorgue est une brillante exception à cette règle. Après la démobilisation, Sorge entre à la faculté des sciences politiques de l'Université de Hambourg et, son doctorat en poche, rejoint le parti communiste. C'est en 1924, lors d'un voyage «idéologique» en URSS, que le destin d'un jeune homme bascule: le jeune communiste est recruté par le service de renseignement de l'Armée rouge.
C'est en 1933, après une succession de postes et de missions en Chine, le désormais citoyen soviétique Richard Sorge arrive au Japon sous couverture journalistique. Il se présente comme correspondant de journaux allemands influents le «Börsen Courier» et le «Frankfurter Zeitung».
Deux ans plus tard, le «correspondant» reçoit l'autorisation officielle des Soviétiques de travailler pour les Allemands.

C'est au Japon que Sorge accomplit l'une de ses plus grandes victoires d'espion: dans un rapport, il prédit la date exacte de l'attaque des fascistes contre l'URSS et détermine le nombre exact de divisions allemandes prêtes à attaquer les frontières occidentales soviétiques.
Un rapport qui ne retient pas l'attention qu'il méritait de la part de Staline. «Il y a eu une erreur monstrueuse!», déplore l'espion lorsque, le 22 juin 1941, sa «prophétie» est fatale pour son pays. Richard Sorge et ses compagnons de lutte ont été arrêtés le 18 octobre 1941– énorme succès des Japonais de confondre un espion d'une telle envergure!

Mais l'enquête sur l'affaire de Richard Sorge a duré plusieurs années: c'est un intellectuel qui a été capturé, pas un tueur à gages: il effaçait habilement les traces, ne tuait personne, agissait en tant que diplomate et homme politique.
L'exécution de Sorge a eu lieu à la prison de Tokyo, le 7 novembre 1944 à 10 h 20. Le choix de la date d'anniversaire de la Révolution bolchevique n'avait bien sûr rien d'anodin…
Pendant de nombreuses années en Union soviétique on n'a rien su des exploits de Richard Sorge, mais en 1961, Yves Ciampi tourne en France le film «Qui es-tu, Dr. Zorge?» et Nikita Khrouchtchev en prend connaissance par hasard. «Qui est-il?» s'exclame le secrétaire général du Parti communiste, fort surpris. La vérité établie, Richard Sorge reçoit le titre de héros de l'Union soviétique à titre posthume, des rues, des écoles et des navires sont baptisés en son honneur.
Casanova, dit Giacomo Girolamo Casanova, dit Jacques Casanova de Seingalt
«Les seuls espions avoués sont les ambassadeurs», écrivit Casanova dans ses Mémoires. Une lucidité qu'il avait bien avant l'époque des renvois massifs de diplomates. Ce personnage mythique qui au cours de sa vie fut tour à tour violoniste, écrivain, magicien, espion, diplomate, bibliothécaire, qui a brillé dans les meilleurs salons de l'Europe, est né à Venise dans une famille de comédiens.
Ce garçon, intelligent de nature, sort de l'Université de Padoue à l'âge de 16 ans, son diplôme de droit en poche, et entame la carrière d'avocat ecclésiastique. Le métier n'intéresse pas tellement le jeune homme, dont les goûts le portent plutôt vers la médecine. Mais le caractère vif et vivace de Casanova finit par l'amener dans l'univers plein d'aventures, d'envols et d'atterrissages fracassants… entre autres, son faible pour le jeu le plonge rapidement dans l'endettement, dont il sort en passant d'un «protecteur» à un autre.
Escroc, joueur, voyageur infatigable, le Vénitien Giacomo Casanova a longtemps été et reste toujours le synonyme de l'«homme à femmes», mais, si on compte ses vraies conquêtes– 122 femmes, selon son propre recensement, que l'on retrouve dans son autobiographie– il ne sort pas tellement du lot d'un séducteur «moyen».
C'est Casanova lui-même qui alimente en grande partie sa légende, avec son talent pour l'art de la mise en scène et de la narration.
Casanova (film, 2005)

EXTRAIT

C'est Casanova lui-même qui alimente en grande partie sa légende, avec son talent pour l'art de la mise en scène et de la narration.

Mais, surtout, Casanova est un infatigable voyageur. Il parcourt les routes de Venise à Madrid en passant par Moscou, Saint-Pétersbourg, Dresde ou Rome. L'espionnage n'est donc pour lui plus un passe-temps pour combler l'oisiveté des voyages qu'un métier ou une vocation.
Qu'a-t-il espionné au final? Tout et rien. Espion pour le compte de Louis XV, Casanova charmait les dames pour atteindre un but, comme il jouait pour financer son train de vie. Le Vénitien était moins chargé de missions précises que de rapporter au roi, via le ministre d'État, le cardinal de Bernis, des choses vues et entendues à travers l'Europe. Certains historiens voient plus en lui un «journaliste people» qu'un véritable espion… N'était-il pas juste un chevalier qui fayotait avec classe?
Les Cinq de Cambridge, même démasqués, ne sont pas punis
«Le groupe de Cambridge n'existait pas. C'est un non-sens, inventé par des journalistes et des auteurs de livres d'espionnage», expliquait Kim Philby à l'écrivain et journaliste anglais Philip Knightley, à Moscou, en janvier 1988. La Perestroïka avait déjà commencé… Et pourtant…
Et, pourtant, les «Cambridge Five» ont bel et bien existé. Et, cerise sur le gâteau, ce «groupe de renseignement le plus puissant depuis la Seconde Guerre mondiale», d'après les propos de l'ancien directeur de la CIA, Allen Dulles, les «Cinq» travaillaient au nom d'une idée suprême: les idéaux de communisme et l'égalité dans le monde. Espion par conviction, de rêve de tout service de renseignement. Parmi les cinq Anglais, anciens étudiants de l'une des plus prestigieuses
Universités du monde – Kim Philby (alias Stanley),Guy Burgess (nom de code: Hicks),Donald Duart Maclean (alias Homer), Anthony Blunt (nom de code: Johnson) et John Cairncross (alias Liszt), Stanley était de loin le cadre le plus précieux. Après plusieurs postes occupés à travers l'Europe, Kim Philby devint en 1944 le chef d'une nouvelle section du MI6, leservice de renseignements extérieurs du Royaume-Uni… chargée de surveiller les activités d'espionnage des Russes!
Les destins des «Cinq» ont été bien différents, mais trois d'entre eux ont terminé leur vie en Russie, exfiltrés d'Europe. Malgré la difficile adaptation à la vie soviétique, ils sont restés jusqu'à la fin fidèles à eux-mêmes et à leurs idéaux.
«Puissions-nous vivre assez pour voir le drapeau rouge flotter sur Buckingham Palace!» écrivit Kim Philby dans un mot envoyé en 1977 au KGB pour le 100e anniversaire de la naissance de Felix Dzerjinski, le fondateur de la police secrète.
Charles de Beaumont, dit le Chevalier d'Éon: l'espion espionne
Le 19 février 1779, le roi Louis XVI signe à Versailles un ordre: «Au nom du Roi, la jeune femme d'Éon est chargée de se retirer à Tonnerre dans un délai de trois jours après réception de cet ordre et d'y rester jusqu'à nouvel ordre de Sa Majesté sans droit de visiter d'autres lieux, ce qui serait vu comme de la désobéissance.» Ce document a rendu officiel ce que l'on a longtemps surnommé l'«énigme d'Éon». «Les historiens vont encore se casser la tête à ce sujet», écrivit Voltaire après sa rencontre à Fresnes avec une créature qu'il a surnommée «un amphibien asexué».
Charles Geneviève Daeon de Beaumont est né en 1728 à Tonnerre, à la frontière de la Champagne et de la Bourgogne. Bientôt, Daeon se transforme en D'Éon, et à ses 20 ans quitte le collège Mazarin à Paris, son diplôme sous le bras. Jusque là, pas d'énigme. Le jeune homme étudie le droit civil et le droit canonique, suit des cours d'escrime et apprend à monter dans l'arène royale...
Et tout à coup, ce chevalier se transforme en jeune femme. Pourquoi?
Juste parce que le chevalier a déjà fait quelques apparitions en habit de femme lors des bals privés. C'est alors que Louis XV le recrute pour son «cabinet noir», afin d'espionner les stratégies militaires des Prussiens, des Russes et des Anglais. La première escapade saint-pétersbourgeoise de «Mademoiselle Lia de Beaumont» réussie, les trente-deux ans qui suivent voient D'Éon s'introduire dans les cours d'Europe, travesti en femme, n'hésitant pas à user de ses charmes pour subtiliser des documents confidentiels.
Certains diplomates français ont usé de tous leurs artifices pour discréditer et détruire le chevalier.
Des journalistes vénaux ont versé des tonnes de boue sur son nom. En réponse, le Chevalier d'Éon a publié plusieurs lettres de Louis XV et a négocié une rente de douze mille livres par an et un poste à l'étranger.
C'est à Londres que Mademoiselle d'Éon se meurt à l'âge de 81 ans, et après examen, le médecin légiste signe l'acte de décès, qui précise: «Je confirme par la présente que j'ai examiné et découvert le corps du chevalier d'Éon, en y constatant les organes génitaux masculins parfaitement développés.» Il n'y a dès lors plus d'«énigmes», Chevalier.
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