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La Centrafrique à travers les yeux des Russes: «C'est inimaginable au XXIe siècle»
La République centrafricaine, où les journalistes russes Orkhan Jemal, Alexandre Rastorgouev et Kirill Radtchenko ont été tués récemment, est considérée comme l'un des pays les plus pauvres et dangereux du monde. Même dans la capitale, relativement calme, les Européens évitent de se déplacer seuls à pied dans les rues. Ici, dans les cafés et les bureaux de change, on peut voir des pancartes «Interdit d'entrer avec des armes», et une caméra peut devenir un sérieux obstacle pour se lier d'amitié avec les locaux. Des habitants russophones de Centrafrique, un pilote d'hélicoptère et un voyageur décrivent la situation dans ce pays.
Les Européens se font toujours accompagner
Elena Smolnaïa, qui a souhaité que son nom soit modifié, vit en Centrafrique depuis plusieurs mois. Elle est venue ici en tant que médecin dans le cadre d'une mission humanitaire. «Dans la capitale, à Bangui, la situation est assez sûre, affirme-t-elle. Mais il y a un quartier, le 5e kilomètre, où les étrangers ne doivent pas aller. Ici vivent les représentants d'un groupuscule belliqueux, c'est pourquoi les casques bleus sont toujours présents dans ce quartier.»

Toutefois, cela fait longtemps qu'aucun coup de feu n'a retenti dans ce ghetto. Et un Blanc ne s'y rendra pas par hasard. En Centrafrique, explique Elena, les Européens évitent de se déplacer à pied en solitaire.
«Quand des Européens viennent ici, ce n'est pas pour faire du tourisme mais pour travailler. A l'aéroport ils sont accueillis par des représentants d'une société ou d'une organisation, qui les accompagnent à l'hôtel puis au travail», explique-t-elle.

C'est ainsi que vit Elena également. «La journée je peux me promener seule, je ne me suis jamais sentie mal à l'aise. Sauf au marché, où parfois on me siffle ou on dit des choses offensantes dans mon dos.»

Dans de nombreuses missions humanitaires qui travaillent dans les pays où pèse une menace terroriste, les collaborateurs remplissent ce qu'on appelle une preuve de vie: des réponses aux questions qu'ils sont les seuls à connaître. Si elle est faite prisonnière, en fonction des réponses, le négociateur saura si elle est en vie ou non. Mais Elena affirme n'avoir rien rempli de tel: «Ce n'est pas aussi dangereux ici qu'au Soudan du Sud, par exemple, où cette règle existe pour les collaborateurs des missions humanitaires».

Dans la capitale, le couvre-feu est décrété à 23:00. «Les militaires arrêtent tout le monde dans la rue pour savoir où ils vont et pourquoi la nuit. En principe, les gens évitent de se déplacer tard. Il est donc très étrange que les journalistes soient partis quelque part la nuit», s'étonne Elena.

La version du meurtre pour commettre un vol paraît étrange aux yeux de ceux qui connaissent les réalités africaines. «Des vols sont commis ici, mais pas des meurtres. Qui plus est de Blancs.» De nombreux interlocuteurs l'ont confirmé.
«Dans le centre de la capitale personne ne vous attaque, mais il vaut mieux se déplacer en voiture avec un chauffeur local, raconte Sergueï, un autre Russe de Bangui. Je ne peux pas dire combien coûtent de tels services, parce que je vis ici depuis longtemps et que j'utilise ma propre voiture. Je pense que cela ne doit pas dépasser 200 dollars par mois.»
Dans la province, selon Sergueï, les vols ne sont pas rares. «Des carjackers peuvent arrêter une voiture directement sur la route et pointer un pistolet sur le visage du conducteur. Cela n'arrive pas sur les autoroutes, mais sur les routes périphériques dans les régions boisées. Parfois des Européens sont pris en otage. Ensuite les ravisseurs exigent une rançon ou la libération de bandits arrêtés.»
«Je ne prendrais pas le risque de partir dans la jungle la nuit»
Alexandre, pilote de Mi-8 qui souhaite rester anonyme, a effectué en République centrafricaine deux missions, de 3 et 4 mois. Il assurait les déplacements de la mission de l'Onu et a donc survolé ce pays en long et en large. A ses yeux, la Centrafrique n'est pas le pays le plus dangereux du continent africain.

«Par exemple, au Soudan, où j'ai travaillé également, des bandits pouvaient arrêter une voiture directement sur la route, faire sortir le conducteur et partir, affirme-t-il. Deux de mes collègues ont été faits prisonniers et retenus pendant presque quatre mois, avant que des représentants de l'Onu ne réussissent à les libérer. Au Soudan, tous les héliports étaient clôturés. Sinon les locaux auraient simplement réduit l'appareil en pièces détachées. En Centrafrique nous nous contentions d'une sécurité armée autour de la piste d'atterrissage. Mais le maximum qu'ils aient eu à faire a été de disperser des enfants curieux avec des bâtons.»
Cet habitant de Tioumen a fait connaissance avec le continent noir en Centrafrique.

«Évidemment, à notre arrivée, nous avons été immédiatement avertis que le pays était en conflit permanent, qu'il était interdit de sortir dans la rue le soir et qu'il était préférable de ne pas communiquer avec les locaux. Mais en réalité, le soir je pouvais me promener tranquillement seul entre notre villa et la salle de sport, et les locaux nous offraient des fruits.»

Le plus terrible qui pourrait arriver à un Européen distrait dans les rues de Bangui, selon Alexandre, est de se faire voler. «Il faut éviter de marcher avec son sac ouvert ou un téléphone portable coûteux, et toujours tenir les portes de la voiture fermées, notamment à l'arrêt. Des voleurs peuvent pénétrer dans votre voiture même quand elle roule à faible allure pour y prendre votre sac à dos ou un appareil.»

Le pilote n'a jamais vécu cette situation, mais ses collègues se sont déjà vu voler leur téléphone ou portefeuille. «Même certains réfugiés du Tchad, qui sont nombreux à Bangui, pratiquent le vol, nous a-t-on expliqué.»
Toutefois, ces descriptions correspondent davantage à la réalité de la capitale. En région, la situation est plus tendue. «Si, à Bangui, les militaires sont très nombreux et des postes renforcés sont situés à chaque grand carrefour, à la périphérie la sécurité est assurée seulement par le contingent de bases de l'Onu. Je reconnais que je ne prendrais pas le risque de partir en voiture la nuit dans la jungle. Car une bande pourrait s'installer dans cette région en ce moment. Les habitants locaux le savent, mais pas les étrangers.»

Alexandre se souvient que lors d'un vol, ses collègues s'étaient entendus avec des locaux pour partir à la pêche. Mais, dans la matinée, le guide avait dit qu'il fallait éviter la jungle pour l'instant, parce que des représentants d'un groupe musulman terroriste local étaient venus dans la région. «Ils ont demandé ce qui pourrait arriver s'ils décidaient tout de même de pêcher. Le guide a répondu: Vous avez besoin de problèmes? Pas moi.»

En quelques mois de travail en Centrafrique, le pilote a été confronté plusieurs fois aux conséquences de la guerre entre les groupuscules.
«Un jour, nous avons effectué un vol jusqu'à un village complètement incendié. C'était un attentat d'une bande. Les gens de ce village vivaient dans un camp de tentes près de la base de l'Onu. C'est inimaginable au XXIe siècle.»
En omettant toutes ces nuances, la Centrafrique est un pays avec ses particularités marquantes.

Alexandre a été très marqué par les marchés locaux. Toutefois, ces souvenirs restent parmi ses plus choquants. «Ils vendent des singes séchés avec lesquels les locaux font de la soupe. Leurs dépouilles ressemblent à des bébés morts. C'est très désagréable. Mais dans l'ensemble, dans les magasins de la capitale, il est possible de trouver tous les produits européens: des fromages à pâte persillée et des saucissons coûteux. Tout cela est destiné aux Européens qui sont assez nombreux dans le pays. D'ailleurs, les prix sont trois fois plus élevés qu'en Russie. Et le coût du logement est exorbitant. Bien sûr, le prix est différent pour les locaux et pour les Blancs.»
«Trois tentatives de vol en 5 minutes»
Vadim, voyageur de l'extrême et auteur du blog Dusk Rider, a visité la Centrafrique en mars 2018. Dès son arrivée, il est parti avec ses camarades rencontrer le consul russe, notamment pour évoquer la possibilité de bénéficier d'une protection.

Le fait est qu'il est difficile de trouver un accompagnateur en Centrafrique.

«Il n'y a pas de bureaux accordant des services de gardes du corps. L'armée et la police sont les seuls à posséder des armes légales. Mais vous n'allez pas demander au premier militaire venu de vous protéger. Au final, nous nous déplacions seuls», explique Vadim.
En Centrafrique, Vadim était accompagné de quatre amis et d'une jeune femme. Ils ne se promenaient dans la rue qu'en groupe. C'est probablement ce qui leur a permis d'éviter de sérieux ennuis.

«Un jour, un ami et la jeune femme sont partis marcher tous les deux. Et les locaux s'en sont presque immédiatement pris à eux en criant «Enlève ta caméra!» De plus, on a essayé de les voler trois fois en cinq minutes. Ils fouillaient ouvertement dans leurs sacs et leurs poches. Globalement, voler un étranger est un sport national ici. Même le consul nous avait mis en garde. Le plus simple était d'ajouter quelques gouttes de clonidine à la bière.»

Vadim raconte que les Européens ne se déplacent jamais à pied à Bangui, préférant s'abriter dans une voiture. Qui plus est, personne ne prend le risque de porter en apparence un appareil photo ou une caméra.

«Les locaux sont très sensibles au fait qu'on les filme ou qu'on les prenne en photo. Ils commencent à s'insurger contre toi et peuvent même appeler la police. C'est peut-être à cause du tournage que les journalistes tués ont eu un conflit avec des locaux.»
Le voyageur est persuadé que l'attaque contre les journalistes a été commise sur indication.

«Les chefs des groupuscules locaux ont visiblement appris qu'ils transportaient une grande somme d'argent et du matériel coûteux. Et ils les attendaient. Mais le fait est qu'il est impossible de venir dans ce pays sans argent liquide. Il n'y a pas de filiales de banques européennes. Il y a quelques banques locales, mais on ignore s'il est possible d'y retirer de l'argent et quel sera le montant de la transaction.»

Durant ce voyage, Vadim et ses amis ont visité non seulement la capitale, mais également les recoins les plus reculés du pays, notamment le palais de Bokassa. «Sur tout le chemin nous avons vu seulement 2-3 postes de contrôle. Notre voiture a été fouillée, mais ils n'ont rien exigé. A titre de comparaison: la voiture d'un ami qui a visité la Centrafrique il y a quelques années a été arrêtée 15 fois. Et à chaque poste de contrôle on lui extorquait de l'argent.»

«Dans l'ensemble, on ressent qu'une guerre civile a lieu à la périphérie du pays. Pour sa propre sécurité, il vaut mieux éviter certaines régions. La région où les journalistes ont été tués en fait partie.»

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